Ecrit par DEPAULIS Thierry

 DAMES (JEU DE)

Prise de vue

Bien injustement considéré comme une version simplifiée des échecs, le jeu de dames représente en fait la forme classique et pure d’un jeu d’affrontement sur tablier orthonormé, où deux joueurs s’opposent en cherchant à capturer les pions de l’autre jusqu’à rendre impossible tout mouvement. Cette simplicité apparente recèle en fait des trésors de stratégie.

Il existe pour l’essentiel deux formes du jeu de dames: l’une se joue sur un damier de 64 cases; l’autre sur un damier de 100 cases. La première est connue dans le monde entier et seule pratiquée dans une majorité de pays (pays anglophones et hispanophones notamment), l’autre, plus récente, n’est répandue qu’en France, en Belgique, aux Pays-Bas, en Russie, dans les pays africains francophones et dans les anciennes républiques de l’ex-U.R.S.S. Malgré ce statut quelque peu minoritaire, c’est ce jeu à 100 cases, aux possibilités stratégiques accrues, que l’on a choisi d’appeler «international». C’est donc lui que nous décrirons en premier.

 

 1.      Règles

Le jeu de dames «international» se joue sur un damier à 100 cases, comportant 50 cases noires et 50 cases blanches . Chaque joueur dispose de vingt pièces circulaires identiques appelées «pions» en français, blanches pour l’un, noires pour l’autre. Aux dames, les pions ne se déplacent que sur les cases noires et toujours en avant (sauf pour prendre). Le mode de capture est dit «en sautant», c’est-à-dire qu’un pion doit passer par-dessus la pièce adverse et trouver une case libre immédiatement de l’autre côté pour pouvoir s’y poser. Le pion ainsi capturé est retiré du jeu. Les prises enchaînées sont possibles pour autant qu’il y ait une case libre entre chaque pièce adverse. La capture est obligatoire, et quand deux directions sont possibles, c’est celle qui offre le plus de prises qui doit être choisie, sans passer deux fois sur le même pion (ou dame). En cas de capture multiple, on ne peut ramasser les pions du damier qu’une fois la rafle entière exécutée. Une fois arrivé à l’autre extrémité du damier, un pion se transforme en dame (d’où l’expression «damer le pion»): pour ce faire, on le coiffe d’un second pion pris sur les pièces capturées. Ce double pion bénéficie de possibilités nouvelles, notamment celle de se déplacer de plusieurs cases (libres) à la fois. Le vainqueur est celui qui a capturé toutes les pièces de son adversaire ou qui est arrivé à l’empêcher de bouger le moindre pion.

En Angleterre et aux États-Unis, ainsi que dans tous les pays anglophones, le jeu de dames se joue sur un damier à 64 cases . Les joueurs n’y disposent que de douze pions chacun. Les règles sont un peu différentes, notamment dans les possibilités de la dame, qui n’avance que d’une case à la fois, le choix des prises et quelques autres détails. L’Espagne et les pays hispanophones se distinguent eux aussi par l’emploi d’un damier à 64 cases et de règles un peu plus contraignantes qui les rapprochent des dames internationales. À quelques détails près, les dames italiennes ressemblent aux dames espagnoles. Allemands et Russes suivent les règles internationales, mais ici encore sur 64 cases. Le jeu de dames turc se distingue nettement en ce que les joueurs ont seize pions chacun (sur un échiquier), disposés au début sur les deuxième et troisième rangées du damier. Les pièces se déplacent selon les axes orthogonaux. La capture en sautant reste de mise. L’inventaire des formes variantes pourrait s’allonger, s’enrichissant au passage de «cousins» orientaux et maghrébins (srand de Mauritanie, kharbga de Tunisie) ou de formes renouvelées telles les dames canadiennes (144 cases) et les multiples dérivés imaginés ici et là.

 2.      Histoire

C’est sans doute l’Espagnol Josep Brunet y Bellet qui a proposé le premier, à la fin du XIXe siècle, l’hypothèse la plus crédible quant à l’origine des dames en tant que telles: celles-ci seraient nées au Moyen Âge de la transposition du jeu alquerque de doce («mérelles de douze») sur un échiquier, en y associant la promotion du pion. Par là, l’historien espagnol s’opposait à ceux qui voyaient dans les dames une simplification des échecs. Les mérelles de douze se jouaient sur un tablier fait de cinq lignes horizontales et de cinq lignes verticales entrecroisées et traversées de diagonales dans les deux sens . Les pions, au nombre de douze par joueur, se déplaçaient sur les intersections, offrant ainsi vingt-cinq positions (cases) possibles. Ce jeu bien connu en Espagne est décrit en détail dans le célèbre Livre des jeux du roi Alphonse X de Castille (1283).

Le grand historien des échecs Harold Murray devait par la suite adopter le point de vue de Brunet y Bellet en y greffant ses propres trouvailles. Dans son livre A History of Board Games other than Chess (Oxford, 1952), il affirme que le jeu est né au XIIe siècle, probablement dans le sud de la France. Un peu plus loin, il rappelle que le nom de dames a été emprunté au nom de la dame aux échecs, d’abord nommée fers ou fierge, puis dame à partir du XIVe siècle. Murray décrivait ainsi la naissance des dames: «Sans conteste l’un des ancêtres étaient les échecs, qui ont fourni le tablier et le nom des dames, fers aussi longtemps qu’il fut utilisé aux échecs, puis son successeur en français dame et, après la disparition de la forme médiévale des échecs, les termes peón en espagnol, pion en français et pedina en italien. L’autre ancêtre paraît bien être l’alquerque, qui a fourni le nombre de pions et le mode de capture.» Ce «jeu de fierges», suggéré par Murray et que documentent cinq références seulement avant 1500, est néanmoins fort discuté. Dès le milieu du XIVe siècle, ce jeu aurait donc pris à son tour, sans doute en France, le nom de jeu de dames. En Angleterre, le jeu fut nommé draughts (littéralement «traits»), dès le milieu du XVe siècle, et en Catalogne, marro (de punta). Reprise et amplifiée par l’historien néerlandais Kruijswijk, l’évolution qui conduit des mérelles de douze, transposées sur un échiquier, au jeu de dames moderne est aujourd’hui la plus plausible.

Ce jeu primitif, qui ne connaissait pas l’obligation de prendre, aurait survécu dans la France rurale jusqu’au XVIIe siècle sous le nom de «jeu plaisant». Le jeu nouveau, proprement appelé dames, apparaît au début du XVIe siècle, ne différant du précédent qu’en ce que la prise y est obligatoire. Cette nouvelle règle fondamentale fut, selon Murray, introduite en France, peut-être en relation avec l’évolution qu’avait connue le jeu d’échecs peu auparavant. Mais l’hypothèse d’un berceau espagnol n’est pas à exclure. Ce nouveau jeu de dames, parfois appelé en français «jeu forcé» ou «forçat», se répandit rapidement en Europe au cours du XVIe siècle.

On considère que la première occurrence du jeu «forcé» est celle que fournit Rabelais dans sa liste des jeux du Gargantua (chap. XXII), en 1534. Partout en Europe s’impose alors le vocable «dames»; en castillan, damas se substitue à marro. Le vocabulaire se précise: ainsi, l’appellation dame est désormais réservée au pion promu (dit aussi «pion damé», «dame damée»); les dames (ci-devant fierges) ordinaires prenant le nom de pions, terme emprunté aux échecs.

Un début de littérature technique s’esquisse, d’abord en Espagne avec El ingenio, o juego de marro de punta o damas, d’Antonio de Torquemada (Valence, 1547 – aucun exemplaire survivant), puis le Libro del juego de las damas vulgarmente nombrado el marro, de Pedro Ruiz Montero (Valence, 1591) et le Libro del juego de las damas por otro nombre el marro de punta, de Lorenzo Valls (Valence, 1597); au XVIIe siècle, Juan de Timoneda publie Libro llamado ingenio, el qual trata del juego del marro de punta (Tolosa, 1635) et Juan Garcia Canalejas son Libro del juego de las damas (Saragosse, 1650). Il faut attendre 1668 pour voir paraître un ouvrage français, au vrai assez isolé: Pierre Mallet, «ingénieur ordinére du Roy & proféseur aux siances matématiques» (selon l’«ortografe nouvéle & rézonée» qu’il avait adoptée) est l’auteur de Le Jeu des dames, avec toutes les maximes & régles tant générales que particuliéres qu’il faut observer au (sic) icelui et la métode d’y bien joüer (Paris, T. Girard, 1668).

Reste que le jeu décrit par Mallet se jouait bien évidemment sur 64 cases. Des recherches récentes ont montré que le jeu à 100 cases, avec 20 pions par joueur, est probablement né dans le nord de la Hollande à la fin du XVIIe siècle. Un tel damier daté 1696 est conservé dans un musée hollandais. Une particularité du nouveau jeu est que la marche de la dame est calquée sur celle du fou aux échecs, suivant en cela les dames espagnoles, dont cette forme dérive certainement (on se souviendra que la Hollande a été espagnole jusqu’à la fin du XVIe siècle). Curieusement c’est sous le nom de pools dammen («dames à la Polonaise») que le jeu se répandit. La France l’accueille à son tour vers 1710-1720. En 1755, Madame de Pompadour se fait livrer «un damier polonois en cuir avec ses dames en palissandres» et, en 1765, un faïencier de Rouen, qui signe R.D., produit un damier à 100 cases (conservé au Musée municipal de Bernay): c’est le plus ancien damier français à 100 cases connu. Il faut toutefois attendre 1770 pour voir paraître l’Essai sur le jeu de dames à la polonoise par le sieur Manoury, limonadier de son état (réédité en 1787 sous le titre Le Jeu de dames à la polonoise ou Traité historique de ce jeu, sa marche, ses règles, leur explication). Depuis lors, le jeu à 100 cases s’est solidement installé en France où une Fédération du jeu de dames rassemble les amateurs. Des tournois internationaux attirent des joueurs de Belgique, des Pays-Bas, d’Afrique francophone, de Russie et d’ailleurs.